Il existe en Inde une conception immuable et omniprésente, qui veut que tout objet, matériel ou immatériel, vivant ou inerte, soit indivisible de telle manière qu’on ne puisse pas avoir affaire avec des abstractions mais à des choses bien concrètes. Pour aboutir à cette terminaison des choses, l’indien semble avoir développé un sens aigüe de la décomposition, ou de la division si vous préférez. Si on peut faire un parallèle avec les méthodes de classification, et bien on dira que les indiens réfléchissent en termes de feuilles et pas de branches. A titre d’exemple prenez les objets quotidiens qui ornent votre cuisine : selon une logique de classification par décomposition progressive on pourrait imaginer que l’arbre « objets de la cuisine » se divise en deux catégories, les objets mécaniques et les objets non mécaniques. Les objets mécaniques se divisent en objets pour conserver les produits alimentaires (a), les objets pour transformer les produits alimentaires (b) et les objets pour nettoyer (c). Les objets non mécaniques se divisent en objets pouvant contenir des produits alimentaires et servant à leur transformation (d), les objets assistant l’humain dans la manipulation de ces produits (e) et les objets assistant l’humain dans le nettoyage (f). Ces différentes branches se subdivisent à nouveau en autant de fois que nécessaire jusqu’à donner les feuilles terminales telles que le réfrigérateur (issue de la branche a), la gazinière (b), le lave-vaisselle (c), la casserole (d), le couteau (e) et l’éponge (f).
Cette conception réductionniste, qui consiste à décomposer le vivant et le non-vivant en autant de parties nécessaires à sa compréhension, permet ensuite de manipuler les différents atomes du monde ainsi définis. Oserais-je faire un parallèle avec l’univers religieux hindou, peuplé d’innombrables dieux et avatars de dieux, où chacun a son rôle, sa fonction, son temple ? Oserais-je faire un parallèle avec le système des castes qui attribuent à chaque individu (la feuille) un rôle, une tâche, un statut social selon ses ascendances (la branche) ? Restons en à mon étendoir.
Mauvaise idée que j’ai eu de vouloir trouver un étendoir dans un magasin spécialisé dans les éléments de cuisine, et ceci pour trois raisons.
La première raison c’est qu’en Inde les gens de la classe moyenne ne lavent pas, ne sèchent pas et ne repassent pas eux-mêmes leur linge, il y a une caste qui s’en charge, ou plutôt plusieurs castes. Donc ton linge sale tu le mets en boule devant ta porte et tous les matins un individu d’une certaine caste vient chercher ton paquet sale et te le ramène deux jours après, tout propre et tout repassé, par quelqu’un d’une autre caste qui refuse de toucher le linge sale. L’étendoir est donc un objet méconnu de la plupart des indiens.
La deuxième raison c’est que l’étendoir ne relève pas à proprement parler du commerce de la cuisine, qui n’a pas de sens ici, mais plutôt de l’objet mécanique, en métal, que l’on place à l’extérieur de la maison. Il faut donc chercher du côté des marchands qui vendent des objets en métal, et mécanique. Là ça se complique un peu car se superpose à cette division par fonction et par matière (plastique, papier, métal, bois etc.) une spécialisation par quartiers. Si tu veux un seau en plastique, il faut aller dans tel quartier, et si tu veux un seau en métal il faut aller dans un autre quartier !
Enfin troisième raison, une que mes nombreux interlocuteurs aient bien compris ce que je voulais, c‘est de leur faire admettre que je suis prêt à payer 1000 roupies un étendoir alors qu’un simple fil et deux crochets à 10 roupies suffisent.
J’ai finalement trouvé mon étendoir mécanique et en métal chez un marchand d’escabeau. J’ai donc mis trois jours pour trouver un étendoir car j’ai réfléchi par agrégation (objet de la cuisine) et non par décomposition selon la fonction ou la matière.
Cette division par fonction se retrouve dans tous les objets de la vie courante. Prenez les interrupteurs qui décorent les murs de vos maisons. Pour chaque pièce vous avez deux voire trois interrupteurs, c’est amplement suffisant. Dans le salon de mon appartement j’ai … 26 interrupteurs ! Multipliez par 5 pièces et vous avez une tendinite de l’index. Attention, ce n’est pas complétement saugrenu, puisque chaque interrupteur a sa fonction, il alimente une ampoule, une prise, un ventilateur etc. Nous avons 10 ampoules au plafond, donc il faut actionner 10 interrupteurs, plus 2 ventilateurs, donc 2 interrupteurs, plus une dizaine de prises murales, donc une dizaine d’interrupteurs… maitrise parfaite du petite monde électrique qui peuple mon salon. Tout semble indiquer que l’indien n’a qu’une confiance limitée à la pensée centralisé et à la multifonctionnalité. Autre exemple, celui des artisans.
Nous avons dans notre appartement 4 salles de bain, et oui, parce que nous avons 4 chambres, et qu'on ne divise pas une salle de bain pour 2 chambres. Dans l’une de nos salles de bain, le chauffe-eau était en panne, on appelle donc un électricien. Il change le chauffe-eau et tout heureux nous fait part de son œuvre, sauf que l’eau chaude ne coule pas, ni à l’un ni à l’autre de nos 2 robinets (et oui, c’est une chambre pour deux personnes). Nous arrivons à le convaincre que c’est un problème, et après s’être remis à l’œuvre, nous voyons enfin l’eau chaude arriver à l’un de nos robinets, et plus d’eau à l’autre : l’électricien à simplement détourné le tuyau d’arrivée d’eau de l’un pour alimenter le chauffe-eau ! Nous lui faisons part de notre étonnement, et lui nous fait part du numéro de téléphone du plombier ! Deux jours après, le plombier arrive, et après deux heures de travail acharné, nous remet de l’ordre dans nos tuyauteries, et du désordre dans le blanc initialement immaculé des murs de notre salle de bain. Il faut le savoir, tout artisan qui passe chez vous pour faire des travaux pose ses mains contre les murs, en toute circonstance et quelque soit l’état de ses mains. Si le gaulois avait peur que le ciel lui tombe sur la tête, l’indien c’est plutôt les murs dont il se méfie ! Ainsi après le passage d’un artisan, vient toujours le passage du peintre. Nous avons ainsi gracieusement payé 3 artisans pour changer notre chauffe-eau : décomposition des tâches.
Et c’est parfois usant : pour faire installer Internet à la maison, j’ai eu droit à un rendez-vous chez Airtel l’opérateur, qui m’a envoyé un commercial à la maison, qui m’a envoyé un technicien pour tirer le câble dans mon salon, qui m’a envoyé un technicien pour installé le modem, qui m’a envoyé un commercial pour savoir si j’étais content.
Allez, j’arrête là, bien à vous, et vive la division des tâches.
A voir la longueur de ce post, je vois que j'ai bien fait d'aller faire du shopping avec Mélanie et qu'Olivier a dû faire une longue sieste...
RépondreSupprimerJ'ajoute comme exemple celui de certaine boutique où il y a un employé pour ouvrir la porte, un qui demande ce qu'on veut, un qui va chercher les produits, un qui dicte le prix, un qui met dans le sac, le patron qui encaisse et le dernier qui livre!